Si vous suivez de près l’actualité vidéoludique, il ne vous a pas échappé que peu après la sortie de The Sinking City, des conflits ont éclaté entre Nacon, éditeur du jeu, et Frogwares, le studio l’ayant développé. Depuis lors, nous n’avions quasiment plus entendu parler de cette triste histoire. Jusque récemment, lorsqu’un tweet publié sur le compte twitter officiel du jeu annonçait que la version Steam du jeu, récemment publiée, était une version piratée qui n’est pas le jeu de Frogwares. Une étrange déclaration qui a attiré notre attention puisque les faits sont graves. Nous avons donc pris l’initiative d’aller poser quelques questions à Frogwares afin d’en savoir plus à ce sujet. Wael Amr, CEO du studio, nous a répondu sans détour.
Bonjour et merci de nous accorder cet entretien. Avant toute chose, pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs et lectrices ?
Wael Amr : Bonjour. Wael Amr, CEO et fondateur de Frogwares.
Rentrons dans le vif du sujet. Pourriez-vous rappeler à nos lecteurs quelle est l’origine des différends entre Frogwares et Nacon ?
Wael Amr : Nacon – autrefois Bigben – a commis un grand nombre d’irrégularités dans le cadre de nos contrats. Durant le développement déjà, avec des retards de paiements systématiques et une pression permanente pour obtenir des features supplémentaires au jeu, des ressources marketing en urgence et même tenter d’avoir accès au code-source. Tout cela alors que Nacon devait valider chacune de nos milestones (15 dont pas une en retard). A la sortie du jeu, les retards de paiement (de royalties) ont continué mais se sont ajoutés les tentatives d’usurpation de propriété intellectuelle, la sortie de produits non autorisés comme un jeu de rôle ou un thème Playstation. Nous avons écrit de multiples lettres publiques sur ces sujets.
Avez-vous le sentiment que Nacon a voulu s’approprier la licence The Sinking City ? Si oui, ont-ils à vos yeux volontairement manqué de transparence ?
Wael Amr : Ce n’est pas un sentiment, ce sont des faits vérifiables. Nacon a acheté de nombreux noms de domaines Sherlock Holmes ou Sinking City sans nous le dire, a laissé croire à ses investisseurs qu’ils étaient détenteurs de la propriété intellectuelle, ont menti sur les mentions de copyrights et de marque, ont supprimé notre logo des boîtes et des éléments marketing. Encore une fois ces éléments sont largement décrits dans nos écritures sur notre site ou auprès des tribunaux. Nous pensons que ce n’est ni le fruit du hasard, ni une mauvaise interprétation du contrat. Et certainement au-delà du “manque de transparence”. L’intention est là, je vous laisse la qualifier.
La version steam est-elle la seule version concernée à l’heure actuelle par le conflit qui vous oppose à l’éditeur ?
Wael Amr : À notre connaissance, oui. Mais maintenant qu’ils ont piraté une version qui ne leur appartenait pas, ils sont en mesure d’en créer d’autres à volonté. Il semble qu’ils ont franchi la limite de non-retour. Nous considérons que notre contrat avec Nacon doit être résilié depuis près d’un an maintenant, car ils ont violé des éléments essentiels du contrat à plusieurs reprises. Malheureusement, le temps de la justice est plus lent que celui de la vie et tandis que de précédentes infractions attendent toujours une audience, le piratage de notre version Gamesplanet bouleverse complètement l’ordre des choses. Le tribunal des référés en appel a décidé de prendre des mesures conservatoires en attendant une décision au fond. Et nous respectons bien évidemment cette décision. Ce n’est pas un blanc-seing pour Nacon pour pirater et décompiler une version sur laquelle ils n’ont aucun droit d’exploitation. Nacon est passé à une autre catégorie de crimes et de délits désormais.
Sur votre compte twitter officiel, vous avez déclaré que la version de The Sinking City qui est disponible sur Steam depuis plusieurs jours n’est pas votre version du jeu. Dites-nous en plus à ce sujet.
Wael Amr : Nacon a demandé en référé et en appel que nous remettions un nouveau master Steam. La justice française s’y est opposée par deux fois. Nacon ne s’est pas formalisée : elle a décidé d’outrepasser les deux décisions de justice et de commercialiser le jeu par tous les moyens. Une première tentative a eu lieu le 28 décembre : Nacon nous a envoyé un ultimatum de 48h pour obtenir une version Steam. Nous avons répondu avec la décision de la Cour. Début janvier, Nacon est passé à l’acte et a tenté de mettre en ligne sur la plateforme une version issue du site Gamesplanet achetée par Nacon comme un joueur lambda. Cette version était telle quelle et portait les logos de Gamesplanet ; elle appartenait à Frogwares et nous l’avons signalé à Steam. En février, Nacon persévère et décide alors de pirater cette même version pour en dissimuler l’origine et faire croire qu’elle était légitime. Puis ils l’ont proposée à la vente. Ce faisant, ils ont commis des délits très sérieux puisque c’est à la fois du piratage et de la contrefaçon puisqu’il y a mise en vente.
Frogwares has not created the version of @thesinkingcity that is today on sale on @Steam. We do not recommend the purchase of this version. More news soon.
— Frogwares (@Frogwares) February 26, 2021
Continuez vous à toucher des bénéfices sur les ventes du jeu sur PS4, PC, et Xbox One ?
Wael Amr : Théoriquement oui, mais en pratique, Nacon a soustrait des millions d’euros de déductions qu’ils refusent de justifier : c’est aussi un problème récurrent chez Nacon que d’obtenir des comptes justifiés. Les reports sont donc actuellement négatifs. Nous avons dû agir deux fois en référé pour se faire payer en 2019 et 2020. Nacon a payé à quelques jours de l’audience les deux fois, essayant de nous épuiser financièrement. En mars 2020, Nacon a utilisé les lois COVID pour ne pas payer pendant environ 8 mois alors que la société communiquait à ses actionnaires l’explosion de son chiffre d’affaires.
À ce propos, je souhaite apporter quelques précisions sur les dernières déclarations de Nacon sur leurs relations avec nous. Nacon a prétendu publiquement nous avoir payé 10 millions d’euros pour The Sinking City. C’est faux : ils ont en réalité payé autour de 4.7 millions d’euros pendant la production, avec des centaines de jours de retard de paiement. Après que Nacon ait signé l’exclusivité avec Epic, ils ont reçu des avances d’Epic tout en nous les dissimulant et en cachant notre quote part. Finalement, c’est autour de 8 millions d’euros que Frogwares a touché pour The Sinking City, dont une large part en royalties : des sommes qui ne sortent pas de la poche de Nacon, qui ne sont pas “payées” mais “reversées”. Des sommes qu’il a fallu aller chercher à plusieurs reprises au tribunal. En mixant les sommes payées et reversées et en les exagérant, Nacon espère obtenir le beau rôle. En réalité, une large part de l’argent perçu par Frogwares provient des joueurs, pas de Nacon. Nacon prétend également que son marketing représentait des milliers d’heures de travail alors qu’en réalité Nacon n’a fait qu’une poignée de news sur les 200 que le jeu a connu avant sa sortie. Nacon n’avait personne dédié au jeu dans son équipe. Nacon a d’ailleurs refusé de justifier les 1.5 millions d’euros de marketing contractuels que nous devions décider de dépenser ensemble, ce qui n’a pas été le cas. C’est un autre volet judiciaire qui a démarré il y a 18 mois maintenant. Pour en terminer avec leurs dernières déclarations, Nacon a prétendu mettre en ligne la version de base de The Sinking City sur Steam, mais c’est une version Deluxe piratée et elle inclut du contenu qui n’a pas été licencié à Nacon dont le DLC “Merciful Madness”. C’est donc une exploitation frauduleuse sur un contenu hors contrat. Enfin Frogwares a proposé 3 fois à Nacon de mettre le jeu sur Steam, en juin, juillet et décembre 2020 sous réserve d’un partage transparent des royautés. Les trois fois Nacon a refusé et a préféré pirater le jeu.
Parlez-nous de la version PS5 de The Sinking City. Maintenant que vous êtes en auto-édition, cela n’a t-il pas été trop compliqué de porter le jeu sur PS5 ?
Wael Amr : Le temps nécessaire à l’établissement de nouvelles relations de business. Mais nous sommes très contents du résultat. C’est une belle plateforme pour nos prochains jeux et les années à venir.
Est-ce que ce conflit et le manque à gagner occasionné vous ont mis vous et vos futurs jeux (dont Sherlock Holmes : Chapter One) en péril ?
Wael Amr : Non, Frogwares est une société stable depuis plus de 20 ans. Mais il est certain que nous aurions préféré investir notre temps plus positivement.
Quels défis rencontrez-vous en tant qu’auto-éditeur ?
Wael Amr : Des défis essentiellement positifs, nous sommes beaucoup plus libres et la transparence financière fait un bien fou. Nos équipes sont aussi beaucoup plus motivées par le retour immédiat de leur investissement créatif. En passant en direct avec les plateformes, nous gérons mieux nos priorités de productions et de communications. Nous sommes éditeurs de nos jeux depuis le début, nous sommes simplement passés par des licenciés et des distributeurs pour commercialiser nos jeux. Le marché désormais massivement digitalisé nous permet de toucher directement notre public et c’est notre souhait le plus cher.
Ce n’est pas la première fois que des affaires dans le genre viennent se mettre sur votre chemin. Pensez-vous pouvoir collaborer de nouveau avec un éditeur dans un futur plus ou moins proche, ou prévoyez-vous de continuer à éditer vous-même vos jeux ?
Wael Amr : Nous ne pouvons travailler qu’avec des sociétés qui amènent de la valeur à nos jeux, aujourd’hui ce sont les consoliers et les plateformes de vente.
Quel message aimeriez-vous faire passer aux joueurs et joueuses qui souhaitent découvrir l’aventure The Sinking City et vous soutenir par la même occasion ?
Wael Amr : Déjà, je voudrais les remercier et leur dire que cela fait vraiment chaud au cœur lorsque nous recevons des messages de soutien. Nous développons des jeux pour qu’ils soient joués et aimés. Alors, quand c’est le cas, ça contente une centaine de personnes ici ! The Sinking City est en vente par Frogwares sur la Switch (NDLR : Via le Nintendo eShop à cette adresse), la PS5 via le PS store et sur notre site et autres sites (Origin, Gamesplanet) en version PC. Et si vous avez aimé, nous vous donnons rendez-vous bientôt pour un nouveau Sherlock en monde ouvert, Sherlock Holmes: Chapter One, qui sera disponible sur PS5, Xbox Series et PC cette année. Pour ce jeu, nous serons éditeurs sur tous les formats. Merci de nous avoir lu.
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