Pour la sortie de Chants of Sennaar, nous avons eu l’occasion de nous entretenir plus de 45 minutes avec Julien Moya, directeur artistique sur le jeu et co-fondateur du studio Rundisc_, accompagné de Thomas Brunet compositeur indépendant.
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A la naissance d’une œuvre
Chants of Sennaar a su faire parler de lui cet été. Alors que les jeux ne font que pleuvoir en cette année 2023, la production de Rundisc_ a su se distinguer, notamment par une direction artistique singulière mais aussi grâce à son thème intéressant : le langage. Bien que Chants of Sennaar soit un jeu bien léché, il ne faut pas se méprendre : « on est sur un jeu indépendant dans le terme le plus pur » souligne Julien Moya. L’homme a fondé Rundisc_ avec son ami Thomas Panuel et ne sont que deux dans ce mini studio. C’est ainsi que sur leur temps libre, les deux camarades développent des jeux. Chants of Sennaar ne déroge pas à la règle.
Le jeu a été produit à moitié sur notre temps libre en tant que hobby. Ce n’est qu’à la moitié du développement que l’on a eu l’occasion de rencontrer Focus. Au début ce n’était que pour le marketing de Chants of Sennaar. Ils ont finalement décidé d’aller plus loin en finançant l’autre moitié de la production du jeu. Ce n’est donc pas un AA, mais pas non plus la situation d’un indé qui doit s’auto-éditer
détaille le directeur artistique. Au final, c’est un petit groupe de moins d’une dizaine de personnes qui se cache derrière la production de Chants of Sennaar.
Quel est votre chemin pour en arriver à cet univers ? Comment vient cette association du mythe de la Tour de Babel dans votre jeu ?
Julien : Ça ne vient pas en une fois. Thomas et moi avons totalement écrit le jeu. On n’est pas arrivé un jour en disant « tiens, on va faire un jeu d’aventure basé sur les langages avec un petit rappel du mythe de la Tour de Babel et des puzzles ». Ça s’est fait de façon très progressive. Quand nous ne sommes que deux, voire 5 ou 6, c’est un désavantage sur notre faculté de production, mais c’est aussi un énorme avantage parce que ça va beaucoup plus vite de prendre des décisions. On perd moins de temps sur la comm’ interne, surtout quand on se fait confiance mutuellement et que chacun maitrise sa partie du boulot. Au tout début, Thomas et moi avons fait un jeu multijoueur pour commencer, pour s’amuser; Varion. Puis, pour Chants of Sennaar, un jeu narratif, on a voulu se lancer dans quelque chose d’un peu différent. En réalité, c’était vraiment le soft que l’on voulait faire, puisque l’on est fans de jeux de puzzle, de réflexion et notamment ceux qui ont un peu de scénario. On a voulu faire un truc dans cette vibe là et avec une ambition qui colle avec nos moyens.
Au début, on a eu l’idée d’un jeu à la Inside avec un personnage qui s’échapperait d’une sorte de secte, qui habiterait dans une gigantesque abbaye. Ça nous est tout simplement venu du fait que l’on habite Toulouse, qu’on est entouré par l’architecture romaine et qu’il y a des cathédrales un peu partout. On s’est toujours dit que ça serait cool comme setup pour un jeu vidéo. Du coup, on retrouve l’idée d’échapper à la secte en s’habillant comme les moines, en imitant leurs rites, etc. On a travaillé en premier lieu sur la direction artistique, sur le rendu. C’est vraiment le boulot en conjonction entre moi et Thomas, puisque tout d’abord j’ai commencé à modéliser les premiers trucs puis, lui a très vite commencé à travailler sur le moteur. J’ai eu l’idée de faire un rendu un peu filaire de mon travail parce que mes compétences en modèles 3D sont assez limitées et surtout que j’étais tout seul. On a donc essayé de trouver quelque chose qui puisse mettre en valeur des modélisations très simples. C’est pour ça qu’on a ce côté cel-shading qui ne l’est pas complètement, ça se rapproche plus de la ligne claire en BD. Cela permettait de mettre en avant ces choses simples. On est parti du principe que, puisque c’est un jeu tout petit, il fallait qu’on soit les plus radicaux possibles au niveau de la DA. D’où aussi ces couleurs très fortes. Il fallait aussi que quelque chose nous démarque visuellement pour qu’on ne soit pas comparés aux autres jeux qui auront un rendu photoréaliste et qui auront plus d’assets.
Quand on a eu cette DA qui commençait à être cool et dont on commençait à être content, nous nous sommes dits que c’était dommage que la DA soit assez originale tandis que notre histoire et notamment le gameplay ne l’étaient pas tant que ça. Il y avait le début de l’idée avec un peu de discrétion, de puzzles et déjà cette histoire de se fondre dans la masse, mais ce n’était pas assez original. J’avais joué quelque mois avant à Heaven’s Vault, où j’avais beaucoup aimé le concept d’asseoir le gameplay sur la traduction de runes. Cette idée est cool, mais on l’a remanié complètement. On est passés d’une seule langue morte (ndlr : dans Heaven’s Vault) à 5 langues bien vivantes et inter connectées entre elles dans Chants of Sennaar. Ensuite, comme on avait besoin de plusieurs langues, on avait besoin de plusieurs peuples. D’où cette idée d’élargir, au lieu d’un seul décor, en avoir cinq. C’est à ce moment-là qu’on s’est rendu compte qu’un gigantesque bâtiment avec des langues différentes, ça rappelait le mythe de Babel. On s’est dit qu’on allait s’appuyer sur ce mythe, mais de manière très lointaine. Chants of Sennaar n’est pas une retranscription du mythe et le jeu n’a aucune réelle affiliation biblique ou autre. On ne s’inspire que de son côté universel, mythique.
On a commencé par créer les cultures, puis de là est née l’architecture, l’écriture et aussi la musique.
Quand on a su le budget, un peu après la moitié du développement, on s’est directement penché là-dessus en retravaillant avec Roman pour le sound design. On s’est aussi mis en chasse d’un compositeur et c’est là qu’on est tombé sur Thomas, par hasard presque, sur Twitter.
La musique apporte une certaine cohérence, une unité dans ces civilisations très différentes. Pourrais-tu revenir sur ton travail et comment tu gardes une cohérence dans les musiques avec des cultures si singulières les unes des autres ?
Thomas : J’ai une position un peu facile puisque, quand Rundisc_ sont venus me trouver, ils avaient déjà une vision très claire et organisée de ce qu’ils voulaient. Tout en me laissant une certaine liberté, il y avait beaucoup de concepts qu’il faillait respecter. Le côté universel dont parlait Julien, on l’a retranscrit en utilisant des instruments acoustiques et des instruments traditionnels. Cette sorte de fil rouge servant à la cohérence est constituée par les instruments qu’on a finis par enregistrer en live, au studio. Il fallait plusieurs types de musiques différentes pour introduire la diversité sonore de toutes ces cultures qui devaient s’être développées indépendamment les unes des autres. Mais, le risque de ça, c’était évidemment que la musique n’ait pas de cohérence d’un niveau à l’autre. Donc, ça, c’était un grand défi au tout début. La solution a été d’utiliser des instruments est de leur mettre une présence très forte, comme des violoncelles et des flûtes. Les cordes et les vents existants depuis des dizaines de milliers d’années. Il fallait 5 niveaux de musiques différents, mais il faut qu’en les écoutant on ait l’impression que ça vienne d’une même histoire.
Julien : Ce qui, dans tout le jeu, que ça soit visuellement ou musicalement ou même scénaristiquement, maintient la cohérence, ce sont les contraintes.
Les contraintes budgétaires, les contraintes de puissance de développement, c’est ce qui a rythmé Chants of Sennaar et Julien l’explique un peu plus.
Quand on a contacté Thomas, on l’a laissé libre pour la composition, mais on lui a donné des contraintes fortes au départ.
Ainsi, il fallait que la musique soit acoustique pour susciter une ancienneté, pour donner l’impression aux joueurs que ce monde est là depuis 2 000 ans et qu’il était là avant lui, détaille Julien Moya.
Il fallait donc une approche traditionnelle de la musique avec un goût pour la musique d’Europe de l’Est et du Proche-Orient. Quelqu’un qui travaille dans la subtilité et dans la retenue, puisque Chants of Sennaar se veut un jeu humble dans le fond et la forme, le protagoniste étant lui-même discret, essaie de se fondre dans la masse, écoute et ne parle pas. Une musique grandiloquente serait alors un non-sens pour Julien. Ainsi, il fallait donc peu d’instruments. Tout cela fait déjà beaucoup de contraintes d’un point de vue musical. Il en va de même pour le visuel puisque ces contraintes permettent aussi que, bien que les civilisations soient toutes différentes, le jeu garde une cohérence globale.
Au cœur des civilisations
Il y a donc cinq civilisations, sans qu’on en dise trop non plus, sur lesquelles avez-vous préféré travailler, que ça soit concernant la musique, la DA ou même l’ambiance ?
Thomas : J’hésite entre les deux dernières civilisations. Mes préférences sont clairement liées aux univers et aux cultures que je vais évoquer dans la musique. Dans un de ces peuples, il y en a un qui est beaucoup plus inspiré de la musique mongole, un peu slave aussi. Ça me plaît beaucoup. Je les aime tous mais celui-là, j’ai pris beaucoup de plaisir à écrire cette musique puisque c’est une zone géographique tellement foisonnante côté culturel. C’est infini, quand on se penche sur la musique traditionnelle, une vie ne suffirait pas ! Il y a une sensation dans cette zone qui m’attire particulièrement. Ce peuple-là a peut-être quelque chose. Peut-être que c’est mon préféré.
Julien : C’est aussi le plus séduisant à dessiner. C’est-à-dire que, quand on le rencontre pour la première fois, c’est lui qui est le plus esthétique, le plus paradisiaque, le plus éclairé. Même si, l’image qu’on se fait d’eux peut changer en cours de jeu, surtout quand on quitte le niveau, juste avant, où ce n’est plus la même ambiance. Quand on arrive, on se dit « Ha ! C’est cool, je pourrais très bien rester là. » C’est voulu dans le jeu qu’on se dise : « Bah, je vais arrêter d’essayer de monter la tour, en fait, on est bien là. » D’ailleurs, c’est ce qu’ils disent (ndlr : les membres de la civilisation) « c’est fou de monter, on est bien ici. » On a tout fait pour que le joueur ait cette impression au début. Après, il se passe certaines choses qui te disent que c’est sûrement plus compliqué que ça. Pour répondre à la question, j’aime tout ce que j’ai fait, j’ai mis un peu de ce que j’avais envie de faire dans chacun de ces peuples. C’est comme une compilation de courants artistiques et notamment architecturaux qui me plaisent beaucoup. Que ce soit l’art mauresque dans la région dont on parlait ou que ce soit l’art déco, le brutalisme; ce sont des choses que j’apprécie. Si je dois en choisir un, celui auquel je me suis le plus éclaté c’est le niveau des alchimistes. Il est peut-être le plus riche en termes de mise en scène, de vie, d’époque, dans les couleurs peut-être. Mais, c’est l’ensemble de ces niveaux et le contraste entre eux qui donnent de la valeur à chacun. Chaque culture a une petite histoire, une petite enquête et j’aime bien celles des alchimistes. C’est peut-être le passage le plus compliqué aussi, le plus exigeant.
Il y a de nombreuses photos de personnes jouant avec un carnet, recherchiez-vous à perdre un peu les joueurs pour les pousser vers ce support physique ?
Julien : J’aime beaucoup les carnets. J’adore Obra Dinn pour ça et j’ai noirci pas mal de carnets durant le jeu. Quand j’ai joué à The Witness, j’avais des feuilles quadrillées pour les schémas. J’ai aucun problème avec les carnets, au contraire même. D’ailleurs, en général, quand je joue à un jeu et que je commence à sortir mon carnet, c’est bon signe, ça veut dire que je suis accroché. Mais, pour Chants of Sennaar, ce n’était pas une nécessité. Il y a pleins de joueurs et joueuses qui ont fait sans, en se servant juste de l’outil d’annotation.
Il y a un aspect perdu qui est totalement volontaire du début à la fin du jeu. C’est vraiment le fil directeur de l’expérience que l’on voulait donner aux joueurs en termes de gameplay. C’était vraiment reproduire l’impression que tu avais en descendant du train ou de l’avion dans un pays complètement inconnu. Tu arriverais quelque part en ne parlant pas la langue. Tu es plongé dans une ville, tu arrives et tu commences à entendre des gens, à écouter les conversations, tu commences à lire les panneaux, les enseignes, à chopper un journal pour regarder ce qui est écrit sur les photos. Tu commences à dire « Ok ce mot-là, ça veut dire voiture », à créer des hypothèses dans ta tête, tu les mets à l’épreuve en commençant à faire 2-3 phrases. Tu comprends 3 mots sur 6 quand les personnes te parlent et tu finis par comprendre des phrases entières au fur et à mesure. Tu passes de ce moment où tu es absolument perdu dans un monde que tu ne comprends pas, à ce moment progressif où tu commences à avoir une emprise sur le monde qui t’entoure. C’est vraiment le sentiment que l’on voulait donner aux joueurs donc c’est totalement voulu.
Les 45 premières minutes de Chants of Sennaar sont volontairement très linéaires avec un premier instant servant de tutoriel, d’introduction. Comme le souligne si bien Julien :
La difficulté vient de la liberté. Plus c’est limité et l’expérience est un couloir, plus on peut se dire que le joueur a croisé telle et telle rune. Toutefois, dès lors que le niveau s’élargit et devient plus ouvert, tu peux te retrouver avec les trois quarts de ton clavier rempli sans avoir traduit une seule rune. Le niveau des bardes commence effectivement à être ouvert. On a mis des mécanismes de contrôle. Les puzzles servent à être sûr que le joueur ait appris un certain nombre de glyphes nécessaires pour qu’il ne soit pas trop perdu, pour qu’il n’avance pas trop vite. Par contre, le niveau 4 est très ouvert et tu peux pratiquement aller partout. C’est ce qui crée cette impression d’être complètement submergé, perdu.
Alors que le personnage et le joueur sont désorientés, la musique et les sons tiennent une place importante. Pouvez-vous revenir dessus ?
Thomas : Dans nos discussions, on a eu un très gros travail autour de la présence de la musique, mais aussi de son absence. Je pense que ça participe à cet effet de guide. Ce qui est sûr, c’est que quand on a de la musique, on est dans un moment de repos intellectuel où l’on peut se permettre d’explorer, de profiter vraiment du décor, du calme, de l’ambiance. En opposition à ça, quand on est devant une énigme, dans le carnet, quand on réfléchit, on a soit une musique dont le volume a été diminué, soit pas de musique du tout. Et même les joueurs qui ont énormément exploré ont probablement remarqué qu’à un certain nombre de répétitions, la musique s’arrête parce qu’il ne faut pas ennuyer le joueur non plus.
Julien : Avant de contacter Thomas Brunet, Thomas Panuel et moi avons joué à plein de jeux évidemment, et on a vu ce qui nous plaisait et ce qui ne nous plaisait pas. Il était donc clair pour nous qu’au niveau de la musique, on voulait une approche cinématographique. Dans pas mal de films, la musique n’est pas en présente en permanence. Ella arrive à des moments où elle est nécessaire comme pour intensifier un passage, une scène sur laquelle il faut donner une couleur émotionnelle, accompagner une réflexion ou du symbolisme. Dès le début, ce choix était évident. Je parlais de subtilité et d’économie de moyens, c’est encore la même chose. Avoir une musique ronflante durant tout le jeu aurait cassé l’ambiance alors qu’avoir cette musique qu’y arrive seulement au bon moment…
On voulait vraiment que le joueur est l’impression de vivre dans un monde qui existe, donc on n’en a pas beaucoup parlé, mais il y a le travail de Roman Cabezos qui a fait tout le sound design, tous les bruits de pas, d’oiseaux, etc. Ça, c’était réellement important, car on voulait réellement que ce monde soit palpable. Ce travail là, on en était tellement content qu’on ne va pas le noyer en permanence (avec de la musique). Quand tu visites une ville, il n’y a pas toujours de la musique. Parfois, il y a des moments de contemplation où, tu as juste envie de te laisser bercer. Le son du décor est une musique en soit, que ça soit le son d’une fontaine ou des oiseaux.
Ainsi, Julien Moya et Thomas Panuel avaient déjà des moments bien définis pour intégrer les musiques dans leur jeu. Bien évidemment, cette liste a été ajustée pour que chaque musique soit créée et imaginée pour accompagner un moment ou une zone. « Une création sur mesure pour accompagner les émotions du joueur » comme l’explique si bien Julien.
Julien : Pour résumer, on dit que plus tu parles, moins on t’écoute ou que moins tu parles, plus on t’écoute. Ben ça vaut aussi pour la musique. Si tu veux que les gens continuent à écouter la musique, à y faire attention et à la ressentir, il ne faut pas en mettre trop et pas tout le temps.
Thomas : On a limité le nombre de joueurs qui mettent le volume de la musique à zéro en commençant le jeu parce qu’il y en a beaucoup qui font ça. Ils la coupent parce que dans certains jeux, ils trouvent ça déplaisant.
Julien : J’ai appris ça récemment et ça me sidère. Personnellement, j’aime beaucoup la musique dans les jeux, ça fait totalement partie de l’expérience. D’ailleurs, je me suis rendu compte il y a longtemps que dans tous mes jeux préférés, il y a plusieurs constantes et l’une d’elles, ce sont des jeux où j’ai kiffé la musique. Je pense qu’un jeu ne rentre pas dans mon top si je n’ai pas adoré la musique. C’est pour ça que dès le départ avec Thomas Panuel, quand on n’avait même pas de budget, on se disait à un moment ou à un autre il faudra qu’on trouve le moyen de faire venir un compositeur ou une compositrice, car il faudra de la bonne musique. C’était sûr et certain.
C’est ainsi que le vinyle de la bande originale de Chants of Sennaar se retrouve en précommande avec une date de sortie prévue pour cet hiver alors que ce n’était pas prévu. Julien Moya et Thomas Panuel s’occupent des correctifs de petits détails et travaillent déjà sur un autre projet. Pour eux, l’aventure Rundisc_ continue et éventuellement, ils souhaiteraient peut-être se développer si les résultats de Chants of Sennaar le permettent. Vous pouvez retrouver le vinyle à cette adresse et le jeu Chants of Sennaar ici.
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